Een breuk in de democratie:
Ce peuple politique qui impose toujours plus fortement sa marque fait de moins en moins socialement corps. La citoyenneté politique progresse en même temps que régresse la citoyenneté sociale. Ce déchirement de la démocratie est le fait majeur de notre temps, porteur des plus terribles menaces. S’il devait se poursuivre, c’est en effet le régime démocratique lui-même qui pourrait à terme vaciller. La croissance des inégalités est à la fois l’indice et le moteur de ce déchirement. Elle est la lime sourde qui produit une décomposition silencieuse du lien social et, simultanément, de la solidarité.
Een breuk in ons begrip van de democratie:
… une véritable césure intellectuelle dans la compréhension de ce qui fait l’essence de l’idéal démocratique. Les révolutions américaine et française n’avaient en effet pas séparé la démocratie comme régime de la souveraineté du peuple et la démocratie comme forme d’une société d’égaux. […] Il faut en outre rappeler que l’égalité et la liberté, ajourd’hui volontiers présentées comme antinomiques, ou constituant du moins deux valeurs en tension, étaient comprises comme indissociables au moment de la Révolution, l’égalité étant même le plus souvent considérée comme matricielle.
‘Gelijkheid’ in crisis:
La crise de l’égalité doit être appréhendée comme un fait social total. Elle ne se limite pas, en effet, à une question d’inégalités de revenus ou de patrimoines. Elle a fait vaciller les bases mêmes du commun. En témoignent les divers mécanismes de sécession, de séparatisme et de ghettoïsation partout à l’oeuvre qui ont induit ce que je propose d’appeler une dénationalisation des démocraties et qui sont au principe de leur déchirement. […] Mais l’ébranlement est également politique, car il résulte du paradoxe de Bossuet [cette situation dans laquelle les hommes déplorent en général (l’inégalité dans la société) ce à quoi ils consentent en particulier] un effet d’impuissance. La connaissance sans cesse plus précise des inégalités ne conduit pas à les corriger. “Tout savoir et tout dire sans que rien change”: telle semble être la devise du moderne Guépard. D’où ce sentiment qui mine le temps présent de se trouver devant des situations que l’on déplore, mais face auxquelles on reste in fine passif, sans avoir même l’intelligence de sa paralysie. Sentiment trouble qui nourrit la recherche de boucs émissaires et le refuge dans les pensées magiques. Politique encore, car cette situation conduit à détruire l’idée de démocratie telle qu’elle avait été forgée pour donner sens à la révolution moderne, précipitant le retour des pages les plus sombres de son histoire. Politique enfin, car la crise de l’idée d’égalité modifie partout les données de l’affrontement partisan. Elle a en effet pour conséquence majeure de déstabiliser en profondeur les partis de gauche, au sens le plus large du terme, qui s’étaient historiquement identifiés à sa promotion.
Links in crisis:
Le mot d’ordre de l’égalité continue certes à tenir sa place dans les discours et les programmes. Mais bien qu’appuyé sur la béquille d’adjectifs flatteurs la voulant “radicale” ou “réelle”, il ne résonne plus que comme une coquille vide. Il s’est tout simplement détaché de l’expérience, n’indiquant plus de façon évidente et sensible les combats à mener et les perspectives à tracer. L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante. Elle ne se manifeste plus que comme incantation négative à “réduire les inégalités”, mais sans plus dessiner l’image positive d’un monde désirable. Elle n’a plus de portée universelle, représentant une valeur dont chacun pourrait se revendiquer, au même titre que la liberté. Elle n’est souvent plus rapportée qu’à l’idée réductrice d’une lutte contre la pauvreté manifeste. La gauche a du même coup perdu ce qui avait fait historiquement sa force et fondé sa légitimité. Les reculs qu’elle subit partout n’ont donc rien de passager; ils sont structurels, indexés sur cette panne de l’égalité. Elle peut certes encore triompher dans les urnes, tant une élection est toujours une confrontation où les faiblesses de l’adversaire comptent autant que la réalité de ses propres forces, mais elle n’est plus le moteur d’une intelligibilité et d’une activation du monde. Elle ne donne plus le ton de l’époque. Elle n’a plus, au sens étymologique du terme, de capacité révolutionnaire. C’est la vie démocratique elle-même qui s’en trouve en retour diminuée, tirée vers le bas, aspirée par les démons de l’identité et de l’homogénéité. Il n’y a donc rien de plus urgent que de refonder cette idée d’égalité.